Audrey Jougla, journaliste étudiante en master recherche et philosophie a pu s’infiltrer dans certains laboratoires français l’année dernière. Elle nous livre un témoignage précieux et édifiant…
C’était de loin la pratique qui me paraissait la plus intolérable entre toutes celles, pourtant bien cruelles, que l’homme réserve aux animaux : l’expérimentation animale, pour la nommer telle que les scientifiques la nomme. Cette pratique revêtait pour moi un flou aussi mystérieux que monstrueux. Pendant un an, j’ai réalisé mon mémoire de recherche en philosophie éthique sur la question de l’expérimentation animale en tant que mal nécessaire, puisque c’est souvent ainsi qu’elle est justifiée par les chercheurs.
Ce fut l’occasion pour moi de mener une vraie réflexion sur cette activité si étrange, qui consiste à faire subir à des êtres que l’on considère suffisamment proches de nous pour que les tests aient du sens, des traitements que l’on refuserait de se voir imposer. Mais l’expérimentation animale n’est pas à un paradoxe près.
J’aimerais simplement vous livrer ici l’une de mes premières surprises de cette expérience si violente et si difficile à raconter, et qui n’a pas fini de me hanter.
Ce que j’ai vu
Pendant plus d’un an j’ai pu rentrer, non sans mal, dans les laboratoires qui expérimentaient sur les animaux en France. La communauté scientifique n’aime pas montrer les animaux avec lesquels elle travaille. Oui, « travaille » : c’est cette sémantique utilisée par les chercheurs qui m’a surprise.
Les primates, par exemple, souvent des macaques rhésus, se voient complètement immobilisés dans des chaises en métal où leurs membres et leur cou sont bloqués, et leur cerveau relié directement à des appareils de mesure : ces dispositifs, très impressionnants, et dans lesquels je vous assure que personne n’aimerait être attaché, s’appellent des « chaises de travail ». Elles sont utilisées pour canaliser les mouvements des singes, et éviter qu’en ne bougeant ils ne se fassent mal (comprenez : qu’ils ne s’arrachent tout ce qui relie leur cerveau au dispositif extérieur).
De même, les expériences sont appelées « séances de travail », et toute la sémantique tourne autour d’une activité qui ne serait finalement pour l’animal que le fruit d’une coopération presque volontaire, ou du moins une activité quotidienne ordinaire, comme l’est le travail pour les humains. Nous ne désignons et ne nommons pas les choses sans conséquence, et je pense que ce que ce champ sémantique implique pour la communauté scientifique est clair : il s’agit de voir dans les expérimentations sur les animaux un processus qui n’aurait rien de culpabilisant pour les scientifiques qui le pratiquent, et qui serait même légitime pour les animaux. On les nourrit et on les entretient en échange de leur travail. Or, considérer que les animaux qui subissent les expérimentations scientifiques « travaillent », c’est oublier qu’ils sont contraints de subir ces expériences. Deux objections m’ont alors été faites par les scientifiques : celle d’abord de dire que les humains non plus ne choisissent pas tous leur travail, et que, comme pour nous, il existe aussi des injustices de situations pour les animaux. Ensuite, qu’il existait aussi des expériences basées sur la récompense, appelées « travail volontaire ».
Le travail volontaire de certains animaux pour des expériences est à la base de la justification de l’expérimentation animale comme travail. De nombreuses expériences sont basées sur la récompense (par la nourriture, mais parfois par l’eau, ce qui suppose que l’animal a nécessairement soif en-dehors de l’expérience), et les animaux s’exécutent dans le but d’avoir cette récompense. Les singes peuvent ainsi restés concentrés des heures durant pour pouvoir manger ou boire, c’est notamment ainsi que fonctionne le laboratoire de psychologie cognitive de l’université d’Aix-Marseille[1].
Est-ce alors un bon compromis moral ? Au même titre que l’élevage, le cirque, ce type de travail n’est-il pas un euphémisme qui ne désignerait qu’une déclinaison de l’exploitation animale, et ne serait donc qu’un compromis moral permettant d’accepter plus facilement pour les hommes qui y sont confrontés régulièrement des situations qui devraient cesser.
Le problème du travail volontaire des babouins réside dans le fait que la compensation qu’ils obtiennent de leur coopération par la récompense, ne fait que « compenser » leur travail durant l’expérience. En revanche, ils n’ont aucune compensation pour leur privation de liberté et leur enfermement dans des cages, leur privation de soleil, d’espace, de socialisation.
L’exemple d’expérience présentée par le laboratoire de psychologie cognitive de Marseille, dirigé par Johann Ziegler, est un idéal d’expérience : les singes ne sont pas mutilés, leur intégrité physique n’a pas été touchée, ils vivent en groupe, à l’extérieur, et sont libres de faire l’expérience quand ils veulent et le temps qu’ils veulent. Toutes les conditions d’une participation libre et volontaire sont donc réunies.
Un travail, une contrainte…
Le problème de ce type d’expériences est sa limite intrinsèque : si un animal peut travailler volontairement pour une récompense, il faut que l’expérience ne soit ni douloureuse ni traumatisante psychologiquement pour que la récompense puisse être à la hauteur. Or, comment des rongeurs se soumettraient volontairement au test de Draize ? Ou aux expériences de nages forcées ? Ou encore aux expériences de stress face à des congénères agressifs et dominants, sans issue possible ? Quelle que soit la récompense, une fois vécue, l’expérience ne serait être renouvelée par aucun animal.
Ceci m’a permis de conclure que l’approche par le travail des animaux et leur consentement, souvent utilisé par les expérimentophiles, s’avère finalement être un contre-argument : loin de prouver que les animaux y trouveraient leur compte – comme ce pourrait être le cas des chevaux dans un centre équestre ou même de poules élevées à l’air libre dans des conditions optimales ; cet argument prouve que très peu de situations permettraient de facto son application et qu’aucune récompense ne compenserait la souffrance, le stress et la privation de liberté inhérentes aux expériences. C’est pourquoi l’immense majorité des expériences ont lieu sous la contrainte, et que si l’animal ne s’y soumet pas, un choc électrique le remet en place. Vous parleriez de travail vous, si vous receviez plusieurs chocs électriques par jour, ou bien vous parleriez de sévices ? C’est peut-être en ces termes qu’il faut penser la question du travail dans l’expérimentation animale. Et se méfier des termes qu’on nous livre pour décrire cette réalité.