Enfants malades contre chiens expérimentés : le dilemme qui n’ pas lieu d’être.


11 juillet 2014

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Connaissez-vous l’argument des « enfants cancéreux » ?

L’un des piliers de l’argumentation défendant l’expérimentation animale consiste à considérer sa finalité : c’est sa fin qui justifierait toute son horreur. Cela consiste à accepter de sacrifier des animaux pour sauver des vies, et ridiculise simultanément les défenseurs des animaux qui oseraient préférer les animaux aux humains.

Le double mécanisme de cet argument est donc de persuader par l’émotion son interlocuteur du bien fondé éthique d’une pratique profondément inique, et par ailleurs de jeter le discrédit sur l’humanité des défenseurs des animaux : comment oserait-on choisir l’animal face à l’humain ?

Comme le résumait Claude Bernard[1] :

A‑t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi je pense qu’on a ce droit d’une manière entière et absolue (…). Il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu’elles peuvent être utiles pour l’homme 

 L’enfant malade contre l’animal

Il est d’abord surprenant de constater que cet argument est toujours d’actualité alors que la législation et le regard de l’homme sur l’animal ont considérablement évolué : l’expérimentation animale fait alors figure d’une inactualité incroyable par rapport à l’évolution de la société occidentale.

 Pour l’avoir entendu de manière récurrente, voire systématique, j’ai choisi d’appeler l’un de ces arguments « l’argument des enfants cancéreux ». Et je pense que vous voyez assez facilement ce qu’il signifie.

Parce que le cancer est une maladie que tout le monde connaît et visualise facilement, qu’elle est tragique et qu’on ne la soigne que très difficilement, et parfois pas du tout, et parce que les enfants malades symbolisent les victimes innocentes dont la jeunesse est volée en toute injustice par la maladie, cet argument est le plus courant et souvent le premier qui surgit dans les conversations relatives à l’expérimentation animale.

 Cet argument m’intéresse pour deux raisons. D’abord parce qu’il est la preuve de l’ignorance du grand public de la thématique — à laquelle il prend part pourtant souvent avec une passion non dissimulée. Ensuite parce que cet argument est une tentative de persuasion par l’émotion, voire de manipulation, là où justement tout le problème de l’expérimentation animale est sans cesse confiné dans un cadre légal ou scientifique.  C’est ainsi que même au plus haut niveau des acteurs de l’expérimentation animale, cet argument est utilisé pour soutenir la nécessité de cette pratique.

 Eloigné de la réalité

Cet argument est pourtant bien loin de la réalité qu’il prétend recouvrir. Imposer un dilemme où il s’agirait de choisir « soit l’homme soit l’animal » serait bien simple. Ce n’est jamais le cas en recherche : on ne choisit pas entre des vies, et la mort de l’un ne sauve pas forcément l’autre. Or, c’est ce que cet argument laisse entendre.

Ensuite parce que l’injustice subie par les enfants malades devrait encore moins justifier que l’on confisque la vie à d’autres victimes innocentes : les animaux. Ce n’est d’ailleurs pas un argument qui essaye de persuader avec un faux dilemme pour retrouver une configuration où la réponse devrait toujours être la même : c’est un sophisme[2]. Au niveau de la  logique comme au niveau de l’ éthique, cet argument ne tient pas.

 Assez curieusement, un cas pratique démontre la faiblesse de l’argument des enfants cancéreux. Si cet argument s’avérait suffisamment solide, la communauté scientifique n’hésiterait pas à l’employer. Pourtant le Téléthon, qui est devenu l’entité représentative de la recherche au bénéfice des enfants malades dans l’inconscient collectif, s’en garde bien, alors que justement il vise un grand public, par essence extérieur à la connaissance scientifique et réceptif aux arguments immédiats et simples reposant sur un registre émotionnel. Ce serait donc le destinataire et le contexte les plus appropriés pour utiliser cet argument.

Le non-dit du Téléthon à cet égard est même connu des animaliers travaillant à l’expérimentation animale. Ainsi, Cathérine Rémy[3] cite les propos de Christophe, un technicien du bloc opératoire du laboratoire de physiologie où elle a réalisé une enquête ethnographique :

Quand il y a le Téléthon, y devraient parler de tous ces chiens qu’ils sont obligés de buter ! Mais, non y disent rien ! Bon, alors après on préfère les chiens ou les enfants (il ne rit pas), mais bon les gens sauraient que ça sert à sauver des enfants (…) Mais bon ils ne disent rien parce que ça pourrait leur faire perdre de l’argent. Ils disent « on utilise quasiment pas d’animaux », mais quand ils peuvent montrer ce qu’ils font, ils ne le font pas (…) 
 
La justification médicale de l’expérimentation animale, sa raison d’être scientifique,  resterait donc l’apanage des scientifiques mais ne serait plus assez convaincante pour un grand public qui verrait avant tout un dilemme moral face à l’utilisation des fonds donnés pour l’expérimentation animale. Une partie des donateurs pourrait être dissuadée de donner, ne souhaitant pas choisir dans ce dilemme. Le fait que la recherche sur la myopathie s’effectue sur des labradors est aussi un point négatif pour l’image du Téléthon : le labrador est particulièrement proche des enfants et des familles, il représente l’animal de compagnie par excellence.

 Au-delà de ces deux faiblesses de l’argument, il y en a une troisième, dont on ne parle jamais, et qui m’a sautée aux yeux au cours de mes recherches : c’est la proportion. Quelle proportion de la recherche est in fine utilisée pour ces fameux « enfants cancéreux », que l’on brandit à tort et à travers, et que, finalement certains n’hésitent pas à instrumentaliser pour persuader de la nécessité de l’expérimentation animale ? Je ne parle même pas des recherches qui aboutissent à de nouveaux traitements, mais bien  de tous les travaux en cours. Car, si on retire la part des expérimentations faites pour la recherche fondamentale, qui n’a aucune vocation à être appliquée à l’homme ; les expérimentations pour la toxicologie et les mises sur le marché des produits de consommation courante ; ainsi que les recherches concernant la création de nouveaux médicaments à des fins commerciales ; quelle est la proportion réelle d’expérimentations dédiées aux maladies humaines ? Et de cette proportion, quelle part concerne les maladies générant le plus de décès ou le plus de souffrance chez les humains ?

Le seul document officiel et récent sur l’expérimentation animale est le 7ème rapport établi par la Commission européenne et disponible en ligne[4]. On apprend que seulement 18,8% des expériences concernent la recherche et le développement de la médecine humaine, vétérinaire et la dentisterie. Et dans ce pourcentage de la recherche dédiée aux maladies humaines, il ne s’agit que de 16,76% des expériences qui sont dédiées aux cancers humains.  On est donc autour de 2 ou 3% de la recherche. Pour cette seule raison, l’argument ne tient pas.

Une autre question survient alors : comment choisit-on les maladies auxquelles servent les expérimentations et pourquoi ? Mais c’est un autre chapitre …

 

Audrey Jougla, étudiante en master Recherche et Philosophie, membre de Pro Anima. 


[1] Bernard Claude (1865), Introduction à l’étude de la méthode expérimentale, Paris, publié chez Flammarion, 1966

[2] Argument qui n’en est pas un malgré son apparence. Le sophisme repose sur une logique fallacieuse tout en apparaissant rigoureux.

[3] Rémy Catherine, « Pratique sacrificielle et activité scientifique : enquête ethnographique dans un laboratoire de physiologie », Sociologie du travail, n°48, 226 – 239, p. 13

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Article disponible dans le n°73 de notre bulletin “Sciences, Enjeux, Santé” (Juin 2014 )